Plongée dans les capitales libres depuis quelques mois, je me suis repenchée sur la Neuland que j’avais un peu pratiquée il y a quelques années. Initialement, la Neuland est une typographie et non une écriture, mais elle est couramment utilisée en calligraphie moderne, sans doute car on apprécie son aspect très graphique.
Edit 11/04/21 : on me souffle dans l’oreillette qu’il y avait bien une écriture avant la typo, et que celle-ci est décrite dans le livre de Koch “Das Schreibüchlein”. Si quelqu’un a une planche à partager, je suis preneuse !
Afin de mettre un peu de contexte – ce que j’aime toujours faire ! – je vous propose une petite genèse de cette écriture typographie et quelques exemples appliqués à la calligraphie. C’est parti !
A l’origine, des caractères gras, imposants et lisibles de loin
C’est le typographe allemand Rudolf Koch qui a mis au point la Neuland en 1923. Il cherchait un caractère imposant et lisible de loin qui se démarquerait des traditionnelles gothiques alors très répandues dans les titrages et la publicité en Allemagne. En outre, il souhaitait un caractère sans empattements, avec une sorte de force brute, mais toutefois humanisée : il se mit donc à l’ouvrage et grava directement ses caractères dans des plaques de métal, sans dessins préalables.
Cette démarche produisit le résultat attendu – à savoir une typo grasse et imposante – avec toutefois de subtiles variations de taille d’une lettre à l’autre, un certain cintrage, qui lui apportait finalement cette touche humaine et non “industrielle”.
On remarque en effet que les lettres ne sont pas totalement rectilignes, et que la graisse des lettres bien que constante n’est pas écrasante car elle est légèrement pincée/cintrée (je le dis avec mes mots à moi, si un typographe passe par ici qu’il ne me tire pas dessus tout de suite, merci !).
A l’époque, les production publicitaires allemandes utilisent malgré tout beaucoup la gothique, ainsi que des caractères Art Nouveau plus élégants, fins et élaborés. Finalement, la Neuland ne trouve pas tellement sa place en Europe.
Un caractère manquant de noblesse et d’élégance, qualifié de “caractère poubelle“
Vendue à des imprimeurs américains comme une nouvelle typographie publicitaire, la Neuland connu un succès plus que mitigé également Outre-Atlantique et son usage emprunta une voie non prévue par son créateur Rudolf Koch. Jugée inélégante, trop brute, manquant de noblesse, cette typographie qualifiée de “caractère poubelle” fut rapidement utilisée pour des productions fonctionnelles (tracts, affiches, cartes) souvent destinées au peuple afro-américain. Remettons-nous dans le contexte de l’époque : la culture afro-américaine est naissante et pleinement liée à l’esclavage, à la culture du tabac et du coton.
Bon an mal an, toujours à l’instar de son créateur Rudolph Koch, la Neuland devint finalement un marqueur de la culture afro-américaine, et par extension de l’exotisme, de l’africanisme, de la culture tribale et primitive.
Ses formes simples et brutes, issues de la capitale romaine primitive, évoquent en effet cet aspect très… primitif. Utilisée dans ce contexte dans la publicité, sur les couvertures de livres, les pochettes de disques, les affiches de cinéma, la Neuland deviendra une “typo stéréotypée” – connotée raciste par certains et comme on dirait aujourd’hui “black face”. Sur une note moins politique, on notera l’usage de la Neuland comme marqueur d’aventure et d’exotisme dans les affiches de Jurassic Parc ou Jumanji.
Curieux destin que celui de cette typographie, surtout si je vous révèle maintenant que Rudolf Koch, très éprouvé par la Première Guerre mondiale, avait trouvé refuge dans la foi chrétienne : son intention initiale avec la Neuland (qui signifie Nouveau Monde en allemand) était de créer une police audacieuse et visible qui “crierait” aux autres Allemands que suivre le chemin de Dieu les aiderait à trouver du réconfort suite au traumatisme de la grande guerre. Une intention bien loin de l’interprétation et de l’usage qui ont été faits de sa création !
L’utilisation de la Neuland en calligraphie
Si vous parcourez mon tableau “calligraphie moderne” dans Pinterest, vous verrez de nombreux usages de la Neuland par les calligraphes. Bien que ce ne soit pas une écriture, mais une typographie, elle est intéressante justement à cause de son aspect très brut, imposant et définitivement moderne.
Les subtiles variations au niveau des hauteurs de lettres, du cintrage lui confèrent une dynamique toute… calligraphique, finalement !
Graphiquement, c’est un terrain de jeu inépuisable où l’on peut exploiter le contraste et les contreformes pour des compositions modernes et originales.
Les outils pour pratiquer la Neuland
Il faut des outils larges, pour bien exploiter cette forme généreuse : on laisse tomber les plumes pour le calame, l’automatic pen, le parallel pen ou le pinceau plat (un peu plus touchy, préférez un outil “dur” si vous débutez). Une bonne largeur de lettre se situe entre 5mm et 1cm. Après on peut voir encore plus large et tester avec de la cagette, pourquoi pas !
En terme de hauteur, les différentes sources que j’ai proposent une hauteur de 4 à 5 becs de plume (on ne dit pas” bec de calame”, au fait ?). La hauteur originelle, dans les planches de Rudolf Koch est de 3,3 becs. Il faut un medium bien fluide : de l’encre, du brou de noix, de l’aquarelle ou de la gouache bien diluées. Il est important de bien charger l’outil d’écriture, afin de bien étirer l’encre entre chaque trait.
La petite difficulté de la Neuland
Ce qui est difficile, c’est que l’on doit souvent changer l’angle de l’outil d’écriture, afin de conserver une épaisseur régulière. Il n’y a pas de pleins et de déliés : c’est primitif, c’est brut, c’est gras. Pour les écritures classiques, on garde quasiment tout le temps le même angle de plume : avec la Neuland, il faut tourner le poignet !
Pour certaines lettres comme le O, on s’y reprendra en plusieurs gestes donc, pour obtenir la bonne forme et la bonne contre forme (la forme à l’intérieur de la forme). Je vous avoue qu’il m’arrive de tourner ma feuille plutôt que mon bras ! Au final pour le O, je le fais en 4 traits (droite-gauche, haut-bas) et j’ajuste les finitions avec l’angle de mon outil en étirant l’encre.
Variations avec la Neuland
Je me suis amusée à reprendre ces caractères pour de la linogravure et du gaufrage. La typo s’y prête bien !
Pour finir cet article sur la Neuland, je ne peux que partager avec vous les études faites par mon amie Agathe (Lettres Vagabondes). Alors voilà parmi mes préférées :
Agathe a réalisé beaucoup d’autres études hyper créatives et inspirantes dans son carnet dédié à la Neuland : vous pouvez voir davantage de réalisations sur son fil Instagram.
Voilà, j’espère que ce petit voyage en Neuland vous a plu ! Diriez-vous maintenant que c’est une typo inélégante, sans intérêt, manquant de noblesse et bonne pour la poubelle ? En ce qui me concerne, je la garde sous le coude pour de futures planches, car perso, elle m’inspire pas mal !
A très bientôt
Véro
Super Véro !! Merci du fond du coeur pour le partage de toutes tes connaissances ! Trop envie de me lancer !!Bisous !
Ton article est très intéressant ! Je ne connaissais pas du tout l’historique de cette écriture… euh non typographie 😉
Merci Véronique !
Merci!! Ça tombe tellement dans mes intérêts calligraphiques du moment, alors que je viens de m’initier à la Neuland avec un atelier en ligne de “Carol Dubosch. Très apprécié!@ et en français!!!
Ah quelle chance ! Carole Dubosch a fait des choses magnifiques en Neuland !
Alors là, merci Véro, parce que primo je ne connaissais pas du tout l’histoire de cette écriture, que je n’ai jamais eu envie de faire (sauf pour la faire direct au tire-ligne, avec l’image que j’en avais dans la tête, et en faire ma gestuelle extra-bold) et deuxio parce que tu le donnes vraiment envie de l’essayer ! Décidément ton blog est plein de surprises, merci pour ce bel article !
A vot’service Madame ! Hyper touchée par ton feedback [coeur]
Super article !! Merci beaucoup !!